Je me souviens – A Question of Time, Depeche Mode

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On ne devrait jamais déléguer à son père la lourde tâche de vous acheter un single, surtout quand on a 15 ans. Les parents ne peuvent que se tromper. La musique, quand on plonge dans l’adolescence -le corps en boule qui fait splash dans l’eau froide et noire-, la musique devient le domaine réservé où les parents sont interdits d’office, c’est une règle d’or (mais parfois il y a des entorses, quand je faisais en cachette le chemin inverse vers leur domaine, dans des placards fermés où je trouvais des trésors de vinyles, Kraftwerk, Randy Newman, Van Morrison, Led Zep par ex, c’était embêtant, mes parents écoutent de la BONNE musique?!).
Alors pourquoi ce relâchement avec mon père? La proposition devait certainement venir de lui , “tu veux que je t’achètes un 45T?”, mais j’ai dit ok. Un test, faut voir.

Je voulais “A question of lust” de DM, leur nouveau single, un slow qui devait me mettre en transe à l’époque (et qui très vite allait me coller aux oreilles de son sirop trop épais et trop sucré). Je m’imaginais que ce devait être une des clés pour emballer les filles dans les boums, il fallait que je travaille la question, cruciale, centrale et donc j’avais besoin de ce document de travail, “A question of Lust”. Tout un programme.

Un soir, à la sortie de l’ascenseur, sur le pas de porte de l’appartement de mon père, ce devait être un weekend sûrement puisque la semaine se passait le plus souvent chez ma mère, un soir mon père ravi de me faire la surprise sort un 45t de son sac. Je souris déjà, je suis encore en partie à l’âge où je trouve normal que certains vœux soient exaucés facilement, je m’empare de l’objet.
C’est “A question of Time”.
Pas “A question of LUST”, mais “A question of TIME”…
Déception, frustration.
Putain je dois en vouloir a qui? A DM qui fait 2 morceaux aux titres si proches? Ils font exprès leur service marketing? On veut 1 single et si on fait pas gaffe on se retrouve avec 2? Diabolique.
Je dois en vouloir à mon père qui s’est trompé? Il préfère me donner du TIME que du LUST, il a peur pour mes oreilles? Je suis plus un gamin merde! Un petit mot vous manque, et c’est un monde de promesses féminines qui disparaît. Je dis merci quand même, je vais pas faire mon enfant gâté (je sais le faire à la perfection). Voilà une preuve de plus que le monde des parents/adultes ne comprends rien à rien au mien. C’est sans doute même plus rassurant que le contraire. En quelque sorte sans me l’avouer je suis soulagé. Mais je vais pas travailler la “Question du Slow” ce soir.
Et puis je regarde la pochette du 45T, l’objet du malentendu. Je ne la comprends pas très bien. Il faut dire que j’imaginais du LUST, de l’excitant, du féminin troublant, de l’humide. Là, c’est plus angoissant.

Comme jeté par terre, dans l’herbe, un miroir brisé où se reflète le visage d’une jeune fille. Morcelée la jeune fille, à l’envers, le visage figé, innocent. Je n’ai rien compris au sens de cette pochette, je l’ai pris pour une métaphore sur le mal-être de l’adolescence, sur mon mal-être, quelqu’un me parlait comme jamais, depuis peu, et c’était DM. De toutes façons le monde tournait autour de mon nombril, en continu, en orbite.
Je n’ai rien compris non plus au vrai sens des paroles, pas si caché que ça. Pendant longtemps je croyais qu’il s’agissait des ravages inexorables du temps sur les jeunes filles, et plus largement du passage à l’âge adulte, horrible monde adulte, de la perte du graal, la fin de l’âge d’or, l’adolescence, mon adolescence. J’étais sûr que j’y échapperai, et chanter “It’s just a question of time” avec DM c’était comme une incantation magique pour défaire une malédiction. Vieillir, le miroir brisé de la jeunesse. Course poursuite contre la montre. DM me sauvera.
Mais il fallait sans doute être un peu plus adulte que moi à l’époque, pour comprendre le vrai thème de cette chanson. Vieillir? Bien pire. Bien plus précis. Il y a du LUST sinistre caché dans ce TIME, comme cette fille jeté dans l’herbe. Sans le savoir mon père, où plutôt DM, m’a confronté à une réalité autrement plus traumatisante que la question du slow à 15 ans.
Plus tard, plus vieux, je comprendrais les paroles, à nos corps défendant.